Marlène CANGUIO, à plus d’un titre
À 81 ans aujourd’hui, Marlène Canguio est la toute première femme venue de l’Outre-mer à avoir participé aux Jeux.
C’est chez elle, à Sainte-Rose, que Marlène Canguio nous a donné rendez-vous. À 81 ans aujourd’hui, elle est la toute première femme venue de l’Outre-mer à avoir participé aux Jeux. C’était en 1964, à Tokyo. L’ancienne hurdleuse a, pour l’occasion, ouvert son précieux « book » d’antan.
Par Anne-Laure Labenne
Elle a le regard perçant, le sourire ravissant. Ce jeudi-là, comme tous les matins, un fond de musique classique berce la maison de Morne-Rouge, qu’elle occupe depuis son retour sur sa terre natale, il y a bientôt vingt ans. Nous nous installons sur les fauteuils, l’une en face de l’autre. Marlène Canguio a préparé des notes. « J’ai des messages à faire passer pour la jeunesse », nous dit-elle. « Ayez beaucoup de respect dans votre comportement et vos paroles. Aussi, donnez-vous la première place dans votre vie car personne ne vous aimera plus que vous… Il est vrai, j’aurais aimé qu’on me le dise étant jeune. » Loin d’elle sont les regrets. Au contraire. Dans le salon feutré, les souvenirs de l’athlète qu’elle était sont là, encadrés, posés, suspendus à la longue bibliothèque murale.
Je donnais le maximum pour être la meilleure
Tempérament de battante
Ce goût pour la course, d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Marlène pense le tenir de ses premières années à l’école. « Je courais derrière les grands pour aller à l’instruction religieuse. C’était à deux kilomètres. Toute petite, sans le savoir, je préparais déjà mon avenir. » Un avenir de battante qui s’écrira finalement loin de sa contrée maternelle. « Je me suis battue en classe et le directeur n’a pas voulu me reprendre. J’ai dit à ma maman : “je vais en France voir mon papa”. Il était parti en 1942, je ne le connaissais pas. » Sur le bateau qui l’amène au Havre, la petite Sainte-Rosienne serre précieusement sa poupée et la photo de celui qui l’attend. Retrouvailles évidentes quelques jours plus tard. « J’étais sur le pont. On s’est vus, il m’a dit : “Tu es Marlène !” »
C’est à Nantes que la jeune Guadeloupéenne passera six ans. L’adaptation est difficile. Marlène rentre à l’âge de 15 ans. « Je pensais retrouver mes amis d’avant. Mais je ne parlais plus le créole, je “roulais le français”, me disait-on, j’ai été rejetée. Je suis repartie à nouveau. »
L’athlétisme devient alors un exutoire. L’adolescente voulait courir. Au sein du RACC Nantes, elle devient vite indispensable. « Mon entraîneur avait dit à mes parents que j’étais douée. Je faisais tout : hauteur, longueur, poids, 200, 400. J’étais à toutes les compétitions, je donnais le maximum pour être la meilleure.
À 18 ans, lorsque je me suis retrouvée en équipe de France, j’ai commencé à aimer gagner. » Les premiers records tombent. Non sans souffrance. Non sans racisme aussi. Les « vas-y bamboula », « vas-y la négresse » lui font littéralement sortir ses tripes. « C’était une agression qui me faisait aller beaucoup plus vite. Pas une blessure qui fait mal au point de tout arrêter. En équipe de France, j’étais Marlène. Je ne me voyais pas noire. » Soir après soir, au sortir de son activité dans un établissement bancaire, la sténodactylo s’entraîne, court, saute. Sans le moindre soutien de son père. « Le sport, ce n’était vraiment pas son truc. Moi, ça faisait partie de ma vie. »
Faire sa part
De son tout premier titre de championne de France sur 80 m haies (1963), à son dernier sur 100 m haies (1969), dont elle a détenu le record national en 13’’60, l’athlète aux trente et une sélections en équipe de France a été une championne hors pair. « Je suis allée aux JO de Tokyo sans savoir ce que c’était. Mais vu mes performances, je savais que je n’aurais pas de médaille. J’en étais pleinement consciente. Je n’ai fait que le 5e temps des séries. En revanche, sur le relais 4×100 m, on aurait pu faire quelque chose. » C’était sans compter sur un changement d’athlète de dernière minute. Dans le dernier virage, en finale, ce 21 octobre 1964, c’est le cafouillage le plus total pour la sélection tricolore.
« Nous terminons 8e. Il faut l’accepter, j’ai fait ma part, je n’en veux pas aux autres. J’aurais aimé revivre tout ça aux Jeux de Mexico de 1968 (claquage à deux mois du départ, NDLR). Les Jeux, c’est tellement convivial… » Dès 1965, d’ailleurs, l’équipe de France s’y prépare. Une tournée s’organise. Marlène et ses coéquipiers, dont un certain Roger Bambuck, posent leurs valises… en Guadeloupe. Un accueil de reine attend l’enfant du pays sur le stade de Lamentin. « On m’a dit qu’il n’y avait plus personne à Morne-Rouge ! On m’avait offert un énorme bouquet de fleurs en sortant de l’avion que j’avais donné à ma maman. Je me souviens qu’elle était très fière. »
La pionnière ultramarine de l’athlétisme français poursuit sa carrière sportive jusqu’au jour où les premiers symptômes apparaissent. Sonne ici la fin, sûrement prématurée, de sa grande histoire avec l’athlétisme. « On m’a découvert une sarcoïdose, c’est une maladie orpheline. Tous mes muscles me faisaient souffrir. Je ne pouvais plus rien faire. J’ai été hospitalisée trente-neuf jours. Mon entraîneur de l’époque, Joseph Magrot, qui venait me voir tous les jours, m’a dit : “tu devrais penser à entraîner maintenant”. J’ai compris plus tard. Je n’ai pas eu de regrets d’arrêter. Ma dernière course sur 100 m haies, en juillet 1969, aux championnats de France, était la plus belle. Je vis encore avec elle. »
Loin des stades et contrainte à la prise de corticoïdes au quotidien, Marlène saisit alors l’opportunité de rentrer au péyi et de reprendre le flambeau de sa maman, agricultrice. Sur son « ti karé » de terre qu’elle avait lorsqu’elle était enfant, elle plante de la canne et tous ces fruits et légumes qui se font de plus en plus rares. « Vous voyez ce trophée que j’ai là-haut, c’est celui que j’ai reçu lorsque j’ai gagné le prix de la plus belle parcelle de canne de Guadeloupe. »
Sur le tartan ou dans les champs, le goût pour la victoire a indéniablement façonné Marlène. « Tous ces moments étaient si extraordinaires. Je souhaiterais que tout le monde ait de magnifiques souvenirs, rangés dans des boîtes qui s’ouvrent de temps en temps. Il suffit d’un regard, d’une pensée pour que tout refasse surface. »