Les frères Jeannet tombent le masque
Nous sommes allés à la rencontre des frangins martiniquais pour évoquer le chemin parfois tortueux de la reconversion
Que sont devenus Jérôme et Fabrice Jeannet, champions olympiques d’escrime au début des années 2000 ? Nous sommes allés à la rencontre des frangins martiniquais pour évoquer le chemin parfois tortueux de la reconversion.
Par Thibaut Desmarest
De leurs premières fentes à l’AEF Fort-de-France, au grand saut vers le pôle espoir de Reims, puis l’Insep, les frères Jeannet ont noirci les pages de leur palmarès main dans la main. Inséparables, indissociables. Deux carrières riches, presque jumelles, couronnées de deux sacres olympiques par équipe aux Jeux d’Athènes (2004) et de Pékin (2008), aux côtés notamment d’Hugues Obry et du Guyanais Ulrich Robeiri. Une route commune pour Jérôme et Fabrice jusqu’à l’heure de déposer les armes, avant de tracer leurs propres trajectoires, finalement bien distinctes. Plus d’une décennie après leur retraite, élégamment surnommée “la petite mort du sportif” dans le milieu, on a retrouvé ces sympathiques frangins pour parler reconversion. Un parcours du combattant, pour beaucoup d’athlètes, quand la lumière s’éteint subitement.
Couvert de peinture fraîche, Jérôme, l’aîné de 46 printemps, nous reçoit dans un modeste cabinet vétérinaire du Lamentin, en Martinique, pinceau et rouleau en bandoulière. « Je fais des petits boulots dans le bâtiment, alimentaires on va dire, en attendant que mon projet se concrétise. » Rentré sur sa terre natale en 2020 après le premier confinement, il rêve d’ouvrir un complexe touristique, « inclusif et sportif », sur le terrain familial de Bellefontaine. « L’idée, c’est de pouvoir offrir des infrastructures multisports et de bien-être, jouxtant des logements accessibles aux personnes à mobilité réduite. » Un projet qui entend aussi répondre aux enjeux écologiques.
« Je veux dépoussiérer le tourisme à la papa. » S’il s’était donné « trois ou quatre ans max », le quadruple champion du monde a pris du retard. « On a obtenu le permis de construire il y a un an, mais ça bloque au niveau des fonds européens. J’ai mis tant d’économies dans ce projet que l’échec n’est pas une option. Sinon, je perds mon slip et ma chemise. »
Transition toute trouvée puisque Fabrice, lui, assure au contraire n’avoir « aucune chance de [se] retrouver nu dans la rue ». « J’ai toujours été très prudent en n’investissant jamais l’intégralité de mes billes, sans plan B. »
Passionnés de poker
À la tête de Coolworking, un vaste espace de travail partagé à Bordeaux, à deux pas de la très chic place des Quinconces, le “petit” frère d’1,93 m nous accueille au milieu de ses coworkers, à l’heure du déjeuner, rythmé par quelques accords à la gratte et parties de baby. « On a su créer une communauté où chacun a ses objectifs personnels, mais se retrouve avec plaisir pour partager des moments. C’est comme un petit village olympique ! » , se réjouit l’entrepreneur de 42 ans, qui a développé sa société à partir de 2012. Un concept alors balbutiant à cette époque en bord de Garonne.
« Quand j’ai emménagé dans cette ville, je bossais toujours en télétravail pour une boîte d’informatique à Paris. Je venais souvent au Hub Rocket, le premier lieu de coworking à Bordeaux. C’est comme ça que m’est venue l’idée. »
Passionné depuis tout petit par les ordinateurs, le codage et le développement, Fabrice a passé quatre ans chez Consort NT, dans la capitale, avant, donc, de migrer en Gironde. Son contrat, il l’avait même signé avant la fin de sa carrière, programmée au lendemain des Jeux de Pékin, en 2008. « En parallèle de mes années à l’Insep, j’ai pu étudier à l’IUT de Montreuil et ainsi obtenir une licence pro. Il était important pour moi de bien préparer ma reconversion, surtout qu’en escrime on ne gagne pas beaucoup d’argent. »
Alors quand les casinos Barrière leur proposent d’accompagner une équipe de joueurs professionnels de poker, en 2011, les deux passionnés, habitués des cercles, ne se couchent pas. « À l’époque, les gars se souciaient peu de leur hygiène de vie, de leur sommeil, de leur alimentation ou de l’aspect mental. On était là pour leur inculquer notre vision de l’entraînement d’un sportif de haut niveau. On note beaucoup de similitudes avec ce milieu », insiste Jérôme. L’aventure tourne court, « à cause de choix stratégiques discutables, mais on en a bien profité. On a noué beaucoup de liens et puis, on ne dormait pas dans des Formule 1 ! ».
Je reconnais avoir eu 10 000 vies après ma carrière
Si Fabrice a pu retrouver son job d’informaticien après ce bref congé « création d’entreprise », Jérôme a, lui, emprunté un parcours plus sinueux. « Je reconnais avoir eu 10 000 vies après ma carrière. J’avais plein de projets en tête, mais de là à pouvoir les réaliser, il y a souvent un monde. »
Jérôme, un profil atypique
Féru d’informatique lui aussi, il se lance alors dans la conception d’un jeu vidéo sur application mobile. L’histoire d’un petit garçon qui jette des boulettes de papier à l’aide d’un élastique. « C’était un peu mon histoire, rigole-t-il. J’en ai vendu quelques-uns mais pas suffisamment. J’ai perdu pas mal de sous là-dedans. » La suite ? Le développement d’une plateforme collaborative en ligne de résultats sportifs, « mais des investisseurs m’ont lâché au dernier moment ». Père de famille, l’ex-tireur du Lagardère Racing enfourche alors, en 2015, un vélo de coursier chez Deliveroo, deux ans durant. Avant de rejoindre une société de vélos cargos avec des colis plus volumineux à livrer. « Il fallait bien bouffer, mais j’ai fini par arrêter quand j’ai terminé sur le pare-brise d’une voiture. »
Esprit libre, profil atypique, Jérôme aurait pu choisir la facilité et enfiler à nouveau un masque. « Tout le monde me dit que je pourrais donner des cours, car j’ai mon diplôme de maître d’armes, mais ce n’est pas ça qui m’anime dans la vie. À la limite, le haut niveau, mais en France, ce sont des jeux d’alliances. Tout est hyper politisé, et ça, ça me fait ch… Je fais les choses par passion, au feeling. Je n’ai jamais eu de plan précis. » Heureusement, les nombreux titres glanés ont permis aux deux frères d’investir tôt dans un immeuble qu’ils louent en appartements à Alfortville.
« J’ai tout mis de côté pour ça à l’époque. Les aides à la préparation olympique de notre fédération, les contrats d’image avec la Défense, les revenus de mon club et puis, surtout, les primes olympiques du ministère », détaille Fabrice. 40 000 euros net d’impôt pour la médaille d’or en 2004, 50 000 euros imposables quatre ans plus tard.
Des sommes importantes qui, selon lui, nécessitent d’être accompagné dès l’Insep. « Quand tu as un peu de temps libre, c’est vrai que tu n’as pas forcément envie de te pointer à un forum sur la reconversion ou sur la gestion de patrimoine. Et pourtant, il est nécessaire d’utiliser tous ces dispositifs pour préparer son après-carrière, conseille Fabrice. Surtout qu’un athlète peut se blesser durement et être fauché en plein vol. C’est alors le monde qui s’écroule. »
Aujourd’hui membre de la commission de sélection de l’équipe de France d’épée masculine, le plus jeune des frères Jeannet ne se prive pas de distiller ses précieux conseils à la jeune garde tricolore, notamment aux Antillais Luidgi Midelton (Guadeloupe) et Kendrick Jean-Joseph (Martinique). Mais pas sûr que ces deux espoirs rêvent de reconversion en se couchant le soir. Eux qui convoitent un siège dans le train pour Paris 2024.
Retrouvez cet article dans le hors-série D’entrée de jeux, édition 2023