Oser l’innovation sociale pour faire face au chômage ?
Depuis plusieurs décennies, le chômage s’est installé dans nos territoires, appauvrissant les familles, créant des déficits de main d’œuvre, heurtant l’économie, sans parvenir efficacement à sortir de l’impasse, malgré des variations conjoncturelles. Des nouvelles propositions sortent un peu partout et pourraient, au prix d’une certaine audace à la fois politique et entrepreneuriale, inverser la tendance. Texte Amandine Ascensio
Derrière toute l’énergie de nos territoires antillo-guyanais qui brille en ligne et dans nos magazines, se cache pourtant, pour la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, une terrible réalité : le chômage, qui sévit depuis de nombreuses années. Celui des jeunes, surtout, qui avoisine 35 % en Guadeloupe (chiffres Insee 2020), atteint 29 % en Martinique et 28 % en Guyane.
La conséquence de ce marché du travail atone, où, grosso modo, le tiers de la population active (tous âges confondu) occupe un emploi dans le public, c’est la désertion de la jeunesse de ces territoires qui préfère aller mettre ses compétences au service de l’ailleurs. Et cette dernière, qui pourtant affirme vouloir rester sur ses terres natales, voire y revenir pour les ressortissants qui sont partis, ne manque pas de mots durs pour critiquer la composition du marché du travail local : verrouillé, réservé à certains, pratiques managériales vieillottes….
« On nous envoie faire des études, on nous envoie chercher des compétences, et quand il s’agit de revenir, on nous dit qu’ici ça ne se passe pas comme ça, “on n’est pas en France” », témoigne Sébastien (le prénom a été changé à la demande du témoin). Lui a finalement réussi : il est rentré en Guadeloupe et s’implique dans un projet familial qui « trouve un écho à son retour », décrit-il. Mais tout le monde n’a pas la même chance. Car tout le monde n’a pas la fibre entrepreneuriale, ou la famille qui porte. Pour ceux qui restent, les pouvoirs publics s’emploient à trouver des solutions.
Des solutions traditionnelles
Par exemple, chaque année, des centaines de jeunes sont formés par le Régiment du service militaire adapté (RSMA). Mais depuis quelques années, c’est l’apprentissage, largement subventionné par l’État à base de crédits d’impôts, ou d’exonérations de cotisations sociales qui a le vent en poupe. Et la solution fonctionne. Selon l’UDE-Medef, qui communique les chiffres de la Direction de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités, le nombre d’apprentis sur nos territoires est en constante augmentation. En 2021, la Guadeloupe comptait 2 014 apprentis, contre 1 378 en 2020. En Guyane, ils étaient 1 093 contre 652 en 2020, et en Martinique, où seul le chiffre de 2021 est connu, 1 365. Seule La Réunion dépasse les 10 000 apprentis en 2021.
« En Guadeloupe, l’apprentissage est insuffisamment mobilisé par les entreprises pour lesquelles les formalités administratives peuvent apparaître trop lourdes. »
Les salons se multiplient pour « donner à l’apprentissage ses lettres de noblesse », selon l’ensemble des acteurs. Et si le risque est de voir les entreprises privilégier de la main d’œuvre à bas coût plutôt que des embauches sèches, nombre d’apprentis « sont en emploi 6 mois après leur sortie » du contrat d’apprentissage, confirme le ministère du Travail : 61 % au niveau national, d’après les chiffres officiels de la direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (DARES). « Malheureusement en Guadeloupe, ce dispositif est insuffisamment mobilisé par les entreprises pour lesquelles les formalités administratives peuvent apparaître trop lourdes », a indiqué la préfecture de Guadeloupe lors de sa présentation, mi-mars 2022 du plan pour la Jeunesse, en réponse à la crise sociale qui a secoué la société en novembre 2021. Le document annonce encore des renforcements de dispositifs comme le parcours emploi compétence qui, dans sa version 2022, laisse à l’employeur 60 euros mensuels à payer pour une rémunération « au niveau du SMIC », les pouvoirs publics prenant en charge le reste.
De la zone franche sociale…
Une annonce qui fait sens auprès des entreprises du secteur privé, particulièrement réceptives à l’idée de faire baisser le coût du travail. Il y a quelques semaines lors d’une rencontre en Martinique avec le président de la FEDOM, Emmanuel de Reynal, DG chez Havas Publidom, osait même évoquer l’idée de l’installation d’une « zone franche sociale ».
« Il s’agit d’établir une zone géographique, où les salaires brut et net seraient équivalents, ce qui donnerait un nouveau souffle au marché du travail. »
« Il s’agit d’établir une zone géographique, où les salaires brut et net seraient équivalents, ce qui, j’en suis sûr, donnerait un nouveau souffle au marché du travail. » Autrement dit, supprimer toutes les cotisations sociales des salaires du privé de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane. Il évoque les contraintes des entreprises locales, prises en étau entre les normes européennes et françaises, y compris sur le montant des salaires et l’environnement économique caribéen très différent. Selon lui, un tel dispositif donnerait un « électrochoc » au marché du travail local : « Les gens retrouveraient du pouvoir d’achat surtout en ce moment, et les entreprises hésiteraient moins à recruter, faisant face à moins de dépenses sociales ».
Pour financer cette mesure de zone franche sociale, Emmanuel de Reynal rappelle le « coût social du chômage » (estimé à 40 milliards d’euros par an sur tout le territoire national), mais refuse de parler de défiscalisation. « Il faut aider ce type de mesure pour que nous, les entreprises, puissions payer des impôts sur les sociétés, et que les particuliers puissent payer des impôts sur le revenu, auxquels s’ajoutent la TVA et l’octroi de mer », affirme-t-il, se posant en faux avec les propositions habituelles du patronat qui font souvent la part belle à la suppression des taxes en tous genres.
Sauf que les cotisations sociales patronales comme salariales servent au financement de la Sécurité sociale, notamment des allocations familiales. « Il faut être inventif », déclare Emmanuel de Reynal, « l’État devrait se substituer à ces rentrées d’argent ». Pour l’heure, aucune expérimentation d’un tel dispositif n’est cependant prévue malgré un écho favorable, dans la sphère économique et l’attention ponctuelle de quelques élus, dit-il.
…à l’innovation d’une expérimentation sociétale
En revanche, un nouveau dispositif pourra bientôt être mis en place, suite à un décret gouvernemental, paru le 13 avril dernier : la possibilité de lancer l’expérience du Territoire Zéro Chômeur Longue Durée en Outre-mer. Un dispositif qui estime qu’au regard des besoins de la société, le travail ne peut pas manquer. Que tout le monde peut être employé en rapport avec ses compétences. Et qu’une personne au chômage coûte 18 000 euros alors qu’une personne payée au Smic en coûte, toutes cotisations comprises, 20 000. Ce sont les entreprises dites « à but d’emploi », qui émanent de l’économie sociale et solidaire (où la rentabilité et la notion de profit diffèrent des entreprises dites plus classiques), qui recrutent ces personnes.
Dans l’Hexagone, de nombreux territoires ont tenté l’aventure et en 2021, « la triple conviction de départ est vérifiée », assure l’organisation qui chapeaute l’expérimentation. Toutefois, le territoire doit se préparer pour mener à bien ce projet et cette coordination requiert presque une année, d’après les résultats des premiers essais. Seule la Martinique aux Antilles-Guyane s’est portée candidate à l’expérimentation depuis 2019, mais attendait les décrets d’application à l’Outre-mer, pour lancer l’opération. Ce sera donc désormais, possible.
« Dans le marché du travail de demain, qui aura l’audace, en premier, de cesser de perdre sa vie à la gagner ? »
Changer le sens du travail
Ces innovations autour de l’emploi changent le sens du mot travail. Avoir un salaire pour consommer dans un monde consommateur, a de moins en moins d’écho, notamment chez la jeunesse, consciente, plus que ses aînés, que la croissance économique effrénée qui soutient le marché du travail est responsable des crises économique et écologique qui détruisent ce même marché du travail.
Avoir un travail n’est plus une fin en soi. Et la Covid a conduit à une vague de démissions chez les titulaires de « bullshits jobs » du monde entier, en quête de sens, d’utilité sociale, face à ceux qui sont restés « indispensables » à la société. Cela a même fait revenir en force le sujet du revenu universel (qui remplace la nécessité de travailler en désir de travailler) dans les débats de tous les pays du monde, en posant clairement la question : dans le marché du travail de demain, qui aura l’audace, en premier, de cesser de perdre sa vie à la gagner ?
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