Faire mieux avec moins, est-ce possible ?
Gérer nos déchets, un problème de longue date, des solutions en démarrage.
Un retard préoccupant en matière de gestion des déchets
En balbutiement. En Outre-mer, la gestion des déchets reste un point noir, globalement, même si la situation tend à la prise de conscience généralisée devant la production massive des déchets de nos populations, bien que les actions restent microscopiques face à l’ampleur de la tâche.
« L’outre-mer français accuse des lacunes et des retards majeurs en matière de gestion des déchets. Les départements et régions d’outre-mer (DROM) et collectivités d’outre-mer (COM) sont dans des situations semblables. Quelques indicateurs rendent compte de ce décalage complet : taux d’enfouissement écrasant, taux de valorisation faible, valorisation énergétique quasi nulle », pointe un rapport sénatorial paru en décembre 2023.
Les chiffres sont édifiants :
- 67 % des déchets sont enfouis en Outre-mer.
- La gestion des déchets coûte 1,7 fois plus cher que dans l’Hexagone.
- En moyenne, 14 kg d’emballages ménagers sont collectés par habitant, contre 51 kg en Métropole.
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À cela s’ajoute les déchets des entreprises, mal connus, car souvent mélangés aux ordures ménagères, aux « déchets ménagers et assimilés » comme on dit dans le jargon, soit un amas de déchets dont on ne sait s’ils proviennent d’activité économiques ou des particuliers, rendant inopérante ou limitée l’action des filières dédiées à cette catégorie de déchet, qui, selon les experts pèse lourd dans la balance.
Pourtant le sujet de la gestion des déchets n’est pas nouveau : depuis les années 1990, il est même un thème récurrent de sensibilisation dans les établissements scolaires.
Depuis 2015, plusieurs lois ont tenté de structurer ce secteur :
- La loi pour la transition énergétique et la croissance verte (2015) introduit l’écologie industrielle et territoriale.
- La loi Agec (2020) limite la production de plastiques à usage unique et encourage l’économie circulaire.
Mais au-delà des circuits mis en place par les pouvoirs publics, l’initiative privée tente aussi d’apporter sa pierre à l’édifice. Nous tentons ici de passer en revue la problématique et les solutions qui essaient d’émerger sur nos territoires.
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Écologie industrielle et territoriale, où en est-on ?
Alors que nos territoires ont du mal à gérer leurs déchets, les entreprises pourraient apporter leur pierre à l’édifice grâce aux synergies qu’elles peuvent trouver entre elles. Un petit pas pour elles, mais une grande économie dans la production d’ordures.
Les termes ressemblent un peu à un jargon administratif, des grands mots-valises, fourre-tout. Et pourtant, l’écologie industrielle et territoriale (EIT) répond à plusieurs choses.
D’abord une définition, portée dans la loi de 2015, intitulée Loi pour la transition écologique et la croissance verte : « optimiser les plus des ressources utilisées et produites à l’échelle d’un territoire pertinent dans le cadre d’actions de coopération, de mutualisation et de substitution de ces flux de ressources, limitant ainsi les impacts environnementaux et améliorant la compétitivité économiques et l’attractivité des territoires ».
Autrement dit, créer un commun entre entreprises, associations ou services publics. Ou encore plus simplement, que les « déchets » des uns deviennent les ressources des autres. Le projet est assez logique et parfois se crée assez facilement, dans des partenariats de circonstances ou de voisinages, voire historiques. Mais force est de constater que le bien-fondé de la démarche n’est pas toujours suivi d’effet.
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Les DEA, un gisement mal connu
Dans nos territoires dits « d’Outre-mer », la question des déchets est épineuse. Problèmes de méthodes de traitements, de gestion politique, de quantités de déchets produites, de pollutions, de risques etc., sont légion, récurrentes et manquent parfois de solution. Pire, la question des déchets issus de l’activité économique, dont les acteurs sont au centre des démarches de l’écologie industrielle et territoriale, est particulièrement mal connue. C’est notamment le cas en Guadeloupe où la production totale de déchets issus de l’activité économique est évaluée à un peu plus de 104 000 tonnes.
« C’est parcellaire car on ne compte que les déchets qui sont effectivement passés dans des plateformes de pré-traitement ; on ne connaît pas vraiment ce qui passe dans les déchets assimilés à ceux des ménages et encore moins le volume de ce qui est déversé directement dans la nature », explique Laurent Poulain, en charge de la question à l’Ademe de Guadeloupe qui précise que la part des assimilés dans l’ensemble des déchets se monte à près de 30 %. L’organisme d’État a d’ailleurs mandaté une étude, à paraître dans le courant de l’année 2025, pour évaluer ce gisement.
Et si la situation en matière de données est équivalente en Martinique et en Guyane, la question se renforce quand on considère les déchets du BTP, secteur accusé d’être l’un des plus gros producteurs de déchets au monde.
« Les déchets du BTP forment la catégorie de déchets la moins bien connue et la moins bien prise en charge. Dans les Outre-mer, les données sont extrêmement parcellaires. Plusieurs observatoires indiquent ne pas avoir de réelle connaissance du gisement », relevaient les sénatrices Gisèle Jourda et Viviane Malet, dans leur rapport parlementaire sur la question des déchets Outre-mer, publié en décembre 2022.
En Martinique, on parle d’environ 250 000 tonnes de déchets du BTP qui seraient à traiter et en Guyane, le peu de valorisation existante suggère que rien n’est valorisé. En Guadeloupe, une entreprise valorise du béton issu de la démolition pour le faire entrer dans la composition du sien : « On est subventionné par l’éco-organisme qui s’occupe de la filière des matériaux de l’inerte », détaille-t-on chez SGB (Société guadeloupéenne de béton), pour expliquer comment fonctionne cette petite économie circulaire du territoire.
Du déchet à la ressource
Car c’est peut-être là, la solution ou l’ébauche de la solution. Outre les schémas de gestion des déchets qui fixent des objectifs à atteindre et planifient l’action publique jusqu’à eux (seules la Guadeloupe et la Martinique en sont actuellement dotés à l’heure actuelle), il est possible d’impulser des « synergies » entre les entreprises.
L’idée ? Éviter la production de déchets, ou au moins la retarder au niveau des entreprises. Car si l’écologie est l’affaire de tous, pour l’instant c’est surtout le contribuable et le citoyen qui prend en charge le traitement des déchets des entreprises. En effet, la faiblesse du nombre de déchèteries professionnelles, des collectes différenciées entraînent un mélange des déchets issus des professionnels avec ceux issus des familles.
La conséquence ? Alors que les entreprises doivent payer pour leurs déchets, elles en font porter le coût aux citoyens et aux collectivités publiques. Alors, dans certaines instances, on s’empresse de tenter de trouver des solutions. « Depuis janvier, nous avons valorisé 6,4 tonnes de ressources mises en synergie », se félicite Agathe Noordman-Broisin qui pilote la renaissance de La Ressourcerie Pro, en Martinique.
Il s’agit d’une plateforme d’échange entre professionnels, de matériaux, de matériels, de matières en tout genre. Parfois, cela donne lieu à de jolies histoires. Ainsi, celle d’une grosse trentaine de pains de glaces du CHU, donnés à Cap Créole pour leurs clients lors de la période de Noël. « C’était une bonne occasion de récupérer des produits plutôt que de les jeter : d’habitude, on donne des bouteilles d’eau congelées à nos clients », se félicite-t-on chez Cap Créole Martinique.
« En Guadeloupe, on a valorisé 15 tonnes en 2024, contre 3 en 2023 », souligne Michelle Milbin, chargée de l’EIT chez Synergîles, le pôle d’innovation de la Guadeloupe. Parfois, c’est du mobilier qui s’échange, des cartons, aussi. Tout autant de déchets qui ne sont pas produits.
« On a un vrai succès sur les opérations de don de palettes », relève Michelle Milbin. « Le constat est partagé en Guyane, où la démarche est “balbutiante”, malgré des synergies assez naturelles, parfois mises en place entre les acteurs sans l’intercession d’un tiers », raconte Jules Bassinet, animateur EIT pour l’espace guyanais. Ça a notamment été le cas en Guadeloupe, où Gardel, l’industriel du sucre, et Albioma, ont construit une plate-forme de compostage avec leurs résidus de production organique, mise à disposition des planteurs de cannes pour leurs champs.
Des instances organisatrices
Sur les trois territoires, la démarche recommence après avoir pris un coup dans l’aile, notamment lors des années Covid. Et sur les trois territoires, la méthode est la même : une plateforme numérique, pour faire office de bourse aux échanges, de guichet un peu unique. Un constat est unanime.
En Guadeloupe, comme en Martinique, comme en Guyane, on nourrit, dans les milieux économiques, un penchant certain pour le secret, la peur de l’autre, la concurrence, l’opacité. Alors les instances chargées d’impulser des démarches EIT redoublent de prises de contacts, de mises en confiance.
« On garantit la confidentialité aux chefs d’entreprises qui adhèrent à la Ressourcerie », précise Angèle Daire, déléguée générale d’Entreprises et Environnement, qui a aussi monté un « atelier de détection de synergie », autrement dit des moments de rencontres où les besoins des uns se confrontent aux ressources des autres. « On a ainsi pu voir une entreprise qui a prêté sa contrôleuse qualité à une autre société qui n’avait pas le budget pour embaucher une personne à temps plein. » Et les succès sont nombreux : les big bags s’échangent bien ; les agriculteurs sont friands de cartons ; les associations, de matériels informatiques…
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Voir grand
Reste un écueil, toutefois. Ces opérations d’échanges inter-entreprises n’ont pas encore de récurrence. Les filières restent à construire pour pérenniser ces synergies. « C’est souvent une affaire de personne », notent les animateurs des démarches d’écologie industrielles et territoriales. Une affaire de personne, donc liée à la bonne volonté, à l’énergie disponible chez un individu, plus qu’une affaire prise à bras le corps par l’ensemble d’un secteur qui se dit pourtant régulièrement très concerné par la cause environnementale et explique à longueur de tables rondes ou de conférences que tout le monde doit prendre sa part.
Alors, comment institutionnaliser, rendre systématique des opérations ponctuelles ? Pour certains, les sanctions financières peuvent être un bon élément d’incitation à valoriser ses déchets, à les réduire. Mais pour l’heure, malgré les lois en vigueur et les pénalisations qui existent en cas de non-respect de celles-ci, rares sont les applications. La cause est simple, les moyens de contrôle manquent, tout comme les infrastructures permettant aux entreprises de faciliter leurs démarches en matière de déchets.
Et puisque l’autodiscipline et la responsabilité ne fonctionnent pas non plus, ou de manière aléatoire, les acteurs de l’EIT envisagent la méthode douce mais têtue : le rabâchage. Et aussi en faisant vibrer la fibre entrepreneuriale, l’envie de réaliser des grandes choses, en poussant l’argument de l’utilité et de la sauvegarde du territoire.
« Il y a tellement de synergies à imaginer », rappelle, notamment, Michelle Milbin de chez Synergîles. Car l’échange de matières n’est pas une fin en soi : sur nos territoires on imagine aussi fortement la mise en commun de flux énergétiques pour fabriquer du chaud, du froid avec les mêmes réseaux, de la mutualisation de matériels pour minimiser des investissements, mettre en commun les dépenses et l’énergie, etc. Bref, pousser l’antigaspi à son paroxysme, voire à réduire les déchets sur des territoires qui ont jusqu’alors bien rempli les décharges.
En chiffres
Production de déchets de la Guadeloupe :
En 2023, 346 720 tonnes (tous déchets confondus : 242 687 t de déchets ménagers et 104 033 t de déchets issus de l’activité économique) soit un total de 902 kg par habitant.
(Source : les chiffres clés de l’Ordec)
Production de déchets de la Martinique :
Depuis plusieurs années, la moyenne est à 321 400 tonnes (tous déchets confondus : 194 400 t de déchets ménagers, et 127 000 tonnes de déchets issus de l’activité économique) soit 918 kg/hab. au total.
(Source : SMTVD, dernier chiffres donnés)
Production de déchets de la Guyane :
352 000 tonnes de déchets (toutes catégories confondues) par an seraient produites chaque année en Guyane. Avec environ 300 000 habitants, cela revient à une production de plus d’une tonne de déchets produite par habitant et par an.
Des cartons de la rhumerie Clément sont stockés et remis à des entreprises qui en ont l’utilité.